Des sportifs aux commandes

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Publié le 15 décembre 2020 Mis à jour le 28 juin 2021
Date(s)

du 15 décembre 2020 au 15 mars 2021

Les compétitions de jeux vidéos en ligne sont désormais considérées comme du esport
Les compétitions de jeux vidéos en ligne sont désormais considérées comme du esport

Si le premier confinement a été mal vécu par bon nombre d’entre nous, privés de sport, de relations sociales, de la liberté de circuler et parfois de celle de travailler, il semble avoir épargné au moins un secteur. Celui de la compétition en ligne, où les sportifs se trouvent aux commandes d’avatars opposés dans un jeu vidéo en réseau. Avec ses 7,3 millions de joueurs réguliers en France, le « esport » a donc de quoi questionner les non avertis. Dans un monde en recomposition, jusqu’où ira-t-il et mérite-t-il son appellation ?

Avec ses stades bondés, ses sacres à 6 chiffres et ses millions de joueurs réguliers ou occasionnels, le jeu vidéo compétitif n’a plus grand chose de commun avec ce qu’il était en 1972, lorsque l’université de StanFord organisait la première compétition officielle avec à la clé un abonnement d’un an à un magazine. Aujourd’hui, toujours plus accros aux commandes qu’aux muscles, les meilleurs joueurs au monde ont obtenu, excusez du peu, le titre de esportifs. Ceci, même lorsque le but de la partie est de tuer ses adversaires. En effet, pour prétendre au e-sport, il n’est pas nécessaire de jouer à un jeu de simulation sportive. Et l’ascension de ces néo-athlètes ne s’arrête pas là. Attentifs à ce marché florissant, les sponsors permettent désormais la professionnalisation des joueurs et la presse sportive dédie colonnes et gros titres aux compétitions de jeux vidéos.   Pour la première fois enfin, deux tournois seront organisés en marge des jeux olympiques de Tokyo, reprogrammés en 2021. « Pourquoi pas ? », estime le Pr Anne Vuillemin, chercheuse à Université Côté d’Azur et directrice de l’EUR Healthy (1). 

« Le esport requiert une réelle performance motrice, même si elle se situe plus particulièrement dans les mains, les poignets. Il y a des règles, des compétitions, une activité motrice fine coordonnée avec le regard, une sollicitation du mental, qui sont des éléments au coeur des pratiques sportives », argumente-t-elle. Chercheuse au Laboratoire Motricité Humaine Expertise Sport Santé (LAMHESS), Anne Vuillemin s’intéresse en particulier à la promotion de la santé par l’activité physique. « En revanche, comme la position assise est privilégiée, par rapport à la santé on a potentiellement toutes les conséquences associées à la sédentarité, surtout sur du esport professionnel, qui mobilise les joueurs quotidiennement, pendant des heures. On peut s’attendre à voir se développer des problèmes de vue, des blessures musculo-squelettiques, des désordres métaboliques », souligne-t-elle. « L’OMS a par ailleurs fait entrer le gaming dans la classification des maladies, pour les enjeux d’addiction qui y sont associés », rappelle la chercheuse. « Si on peut le reconnaître comme un sport, il ne va donc pas nécessairement de pair avec le bien être et la santé », résume Anne Vuillemin. 

Néanmoins, sur le long terme, « je pense qu’il y a de toutes façons une incompatibilité entre la santé et le sport de haut niveau », précise-t-elle. Mai-Anh Ngo, ingénieur de recherche en droit au GREDEG  ancienne sportive de haut niveau handisport, actuelle secrétaire générale de Fédération Française Handisport (FFH) a impulsé, quant à elle, le esport au sein de la Fédération Française de Handisport. Pour elle, il existe bel et bien une hygiène de vie chez les esportifs de haut niveau, qu’on ne retrouve certes sans doute pas chez les amateurs. « Les joueurs pro de jeux vidéos ont une hygiène physique proche de celle du sportif traditionnel. Pour avoir cette dextérité, il ne faut pas passer son temps complètement affalé et ne jamais dormir », assure-t-elle. « Des centres d’entraînement pour sportifs de haut niveau commencent à ouvrir leurs portes à certains joueurs en ligne, notamment pour évaluer certaines capacités cognitives et proposer des exercices adaptés à la performance, mais le milieu reste peu encadré », précise Antoine Pasquier, dit « Papass », doctorant en agrosciences à Université Côte d’Azur, commentateur de esport et coach de l’équipe Solary. « La recherche commence tout juste à s’intéresser à cette discipline, pour savoir notamment si la longévité de carrière des e-sportifs serait liée à la diminution des capacités cognitives, qui débute très tôt dans la vie ou à l’usure du corps, un peu plus tardive », remarque-t-il.  

Peut-on mettre au même niveau un jeu de simulation de sport et un jeu de destruction ?


Au regard de ces arguments, les exigences de condition physique, de stratégie, de performance et d’esprit de compétition semblent donc bien autoriser à considérer le jeu vidéo en ligne comme un sport. En revanche, le type de jeu concerné divise davantage. Pour Mai-Anh Ngo, « la question n’est pas anodine, surtout si on veut mettre en place une passerelle avec le sport traditionnel, ce dont la fédération ne se cache pas »« C’est aussi une question d’image. Ce n’est pas notre coeur de métier de verser dans le jeu de destruction, avec des séquences sanguinolentes. Nous sommes attentifs aux dérives que peuvent créer les jeux vidéos, notamment en terme de banalisation de la violence et d’addiction », assure celle qui est également joueuse. 

Sur sa plateforme Discord, la Fédération Française Handisport ne promeut ainsi que des jeux de sport  classés « PEGI 3 », autrement dit accessibles à tous les âges. Et les liens entre le sport virtuel et réel semblent désormais se concrétiser, qu’il s’agisse de handisport ou de sport traditionnel. En témoigne l’engagement de joueurs aussi connus qu’Antoine Griezmann ou Christophe Lemaître dans le esport. Reste à savoir si cela se traduira in fine par une augmentation du nombre de licenciés sur les terrains de sport. « Nous avons 200 inscrits sur notre Discord aujourd’hui. Nous verrons comment cela évoluera », révèle Mai-Anh Ngo. Car sportifs ou non, de nombreux joueurs en ligne affichent leur préférence pour les jeux de combats. Lorsqu’elle remet sa casquette d’ingénieure de recherche en droit, Mai-Anh Ngo souligne par ailleurs les manquements de l’univers du jeu vidéo en terme d’accessibilité aux personnes en situation de handicap. En effet si, en théorie, les compétitions en réseau permettent de confronter des joueurs sans distinction d’âge, de genre ou de capacité physique, cognitive et sensorielle, la réalité est tout autre. 

« Compte-tenu de la position assise, la situation de handicap peut ne pas se présenter en esport, même chez une personne en incapacité physique (par exemple si elle se trouve en fauteuil), comme elle peut se présenter ( par exemple s’il lui manque l’usage d’une main ). Disons que comme il y a moins de situations physiques il y a moins de situations de handicap dans le monde des jeux vidéos », explique Mai-Anh Ngo. Malgré tout, il est donc parfois nécessaire d’adapter les périphériques . La question se pose alors de savoir si des équipes dotées d’équipements particuliers pourraient participer à des tournois professionnels au même titre que des joueurs avec des commandes standards. « Ce serait envisageable si la commande officielle devenait par exemple le Xbox Adaptive Controller (XAC), un périphérique commercialisé depuis 2018 et qui permet à chacun de gagner en confort de jeu en y ajoutant des options. Mais honnêtement, je ne pense pas que les joueurs valides seraient d’accord. Les sommes en jeu sont trop importantes. Actuellement, sur une grosse compétition, les manettes sont conservées sous verrou jusque’à l’ouverture du tournoi pour éviter les tricheries », analyse Mai-Anh Ngo.

L’expérience utilisateur, la clé d’un sport accessible à tous ?


Une autre option serait alors de créer des sous-catégories dans les compétitions, comme cela se fait en sport traditionnel. « On fait bien des catégories de poids en Judo », souligne-t-elle. Qui plus est, pour elle, réglementer les compétitions en créant des catégories ne serait pas un facteur d’exclusion. « Au contraire, car c’est ainsi qu’on peut se trouver des modèles et se projeter vers des choses qui nous semblent au début impossibles », explique Mai-Anh Ngo. Des joueurs en situation de handicaps visibles et invisibles ont ainsi choisi de se regrouper au sein d’une équipe de esport baptisée ReBird, pour mettre en avant les enjeux d’égalité et d’inclusion dans le secteur de l’esport. Une action nécessaire, puisque « la loi pour une République numérique, promulguée en 2016, ne prend absolument pas en compte l’existence de joueurs handicapés », rappelle la spécialiste du droit. « Dans le droit américain, le Communication and Video Accessibility Act de même que la soft law obligent à l’accessibilité pour qu’un jeu vidéo soit mis sur le marché, mais pas le European Accessibility Act en Europe », regrette Mai-Anh Ngo. 

Celui-ci ne concerne en effet que douze produits et services. Néanmoins, il existe en théorie d’autres marges de manoeuvre. Le concept d’universal design, par exemple, va plus loin que la notion d’accessibilité aux personnes en situation de handicap. « Il considère que les gens changent au cours d’une vie et leurs besoins aussi. On peut perdre des capacités sensorielles, physiques, cognitives. Il répond donc aux besoins des personnes en situation de handicap sans s’adresser exclusivement à elles », illustre l’ingénieure de recherche. Le jeu répondant à ces critères porte le confort d’utilisation en lui et non plus dans les périphériques. « Aujourd’hui, je peux choisir entre douze configurations possibles sur les manettes pour certains jeux. Je peux avoir des bandes luminescentes sur les bords d’une route ou choisir une option avec ABS sans que cela soit labellisé « personne en situation de handicap » », se réjouit Mai-Anh Ngo. Elle souligne enfin que « si on travaille le design du jeu, on règle le problème des surcoûts engendrés quand ce n’est pas le cas et que c’est à nous de nous adapter à l’interface »
L’expérience utilisateur, généralement rencontrée sous l’acronyme UX, revêt donc ici toute son importance. À lire la psychologue Célia Hodent, conseillère pour la création du jeu de esport FortNite, ce concept a d’ailleurs été déterminant dans le succès du jeu. « Assurer une bonne expérience utilisateur consiste à améliorer tous les aspects du vécu utilisateur, son ressenti. Est-ce que je ne perds pas trop de temps dans des choses pas très intéressantes car le jeu est bien utilisable ? Est-ce que le niveau de difficulté voulu par le concepteur du jeu est ressenti comme un bon défi par le joueur,? Est-ce que je peux atteindre mon but en y allouant peu de ressources cognitives et dans un temps raisonnable ? Est-ce que je suis satisfait de mon interaction avec la technologie ? S’ajoute à toutes ces préoccupations la facilité de prise en main », explique Pierre Thérouanne, chercheur au LAPCOS et spécialiste des interactions homme-machine. 

Néanmoins, souligne-t-il, l’utilité, l’utilisabilité, voire même la satisfaction, mesurée auprès des utilisateurs ne suffit pas toujours à expliquer pourquoi « nous nous bornons parfois à utiliser quelque chose qui du point de vue opératoire n’est pas très bon, qui en plus est cher et compatible avec rien du tout »« Peut-être que cela augmente mon statut dans mon groupe, comme quand on choisit de rouler en Ferrari en ville », illustre le psychologue. L’UX, aujourd’hui, s’intéresse donc à toutes les dimensions susceptibles de rendre positive la relation dans l’interaction homme-machine. Le esport, de ce point de vue, présente la particularité de ne plus répondre seulement à des objectifs de divertissement. « On se trouve dans un cadre professionnel avec des objectifs de compétition et de gain, avec aussi des questions d’équité pour que personne ne soit défavorisé en terme d’utilisabilité », remarque Pierre Thérouanne. Enfin, il introduit la dimension du plaisir à regarder. « Ce n’est pas le thème principal de mes recherches mais il est certain que l’UX appliquée au esport doit veiller par exemple à ne pas développer un jeu trop narratif, qui durerait trop longtemps, à tendre vers un résultat qui se prête au spectacle ». Il insiste toutefois sur l’importance de respecter une éthique de l’expérience utilisateur. « Certains évoquent parfois une part sombre de l’UX », explique-t-il. « Lorsque celle-ci se trouve uniquement ciblée sur la rentabilité économique, le maintien de l’attention pour exposer le joueur ou son public au placement de produit, à l’achat de bonus, on s’écarte des objectifs du psychologue et de l’ergonome », précise le chercheur. En esport comme ailleurs, l’éthique se situerait ainsi dans un équilibre entre l’intérêt de l’utilisateur et celui de l’industriel. 

(1) École Universitaire de Recherche - Écosystèmes Des Sciences De La Santé