Comment tirer parti d’un modèle simple

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 16 janvier 2021
Date(s)

le 27 mars 2020

stylo plume posé sur une page
stylo plume posé sur une page

Pour nous aider à pallier nos lacunes mathématiques et à appréhender les courbes diffusées en masse par les médias, André Galligo, Professeur émérite de mathématiques au LJAD, nous fournit quelques bases de lecture (https://math.unice.fr/~galligo/)

Ce petit « article » est rédigé à l’intention des lecteurs non experts. 

Mon objectif est de fournir quelques bases pour pouvoir aborder les documents qui abondent sur les modèles de progression de l’épidémie.

Différence entre sciences exactes et applications en Médecine. 

En Mathématiques, on pose des axiomes et on en déduit des conséquences. On construit ainsi des objets dont on peut certifier les propriétés. Ils nous servent de « modèles » pour nous entrainer à appréhender les phénomènes que nous percevons.
En Médecine, on prend le monde tel qu’il se présente à nous et on essaye d’agir pour maintenir une population en bonne santé. Les médecins sont des praticiens. Ils ont accumulé énormément de savoirs empiriques qui ont été théorisés et développés à l’aide des autres sciences. Cependant, devant une menace nouvelle comme ce covid-19, ils ne peuvent que procéder par similitude avec des expériences antérieures qu’ils savent différentes, mais qui sont des guides pour l’action.

 Epidémie virale.

Un virus est un agent microscopique qui s’introduit dans un organisme animal, puis tente d’en modifier les cellules à son avantage, pour se reproduire très rapidement. Les défenses immunitaires de l’organisme combattent cette intrusion avec plus ou moins de succès. Les déjections (toux, salive, etc) d’un individu vont véhiculer une partie de cette colonie virale, qui va essayer de se développer en s’introduisant dans un autre individu. C’est une contamination.Si le système immunitaire bloque la reproduction du virus  ou si l’individu décède, la colonie virale meurt  et le processus de contamination s’arrête là pour cet individu. Néanmoins, si cela prend assez de temps, les déjections auront ont eu la possibilité de  propager le virus.Ceci est un panorama général, chaque virus et chaque population sont différents et il faut les étudier attentivement pour préciser chaque dynamique de contamination.On peut résumer ces quelques enseignements dans des modèles de propagation dépendant de quelques paramètres qu’on essayera d’ajuster au fur et à mesure qu’on disposera d’observations.Remarquons que les modèles simples sont généraux : ils servent aussi (après ajustement des  paramètres) pour les épidémies animales telle que la grippe aviaire.

Modèle simple.

Le principe de base est le suivant. Selon la virulence du virus et les capacités de défense immunitaire  et d’organisation de la population, on estime un paramètre noté R_0 (le 0 indique qu’il correspond au début de l’épidémie) qui correspond au nombre moyen d’individus que chaque malade va contaminer. Remarquons bien que R_0 est un nombre MOYEN qui tente de rendre compte de situations très diverses, en pratique il sera donc difficile à estimer.

Lorsque R_0 est inférieur à 1, l’épidémie s’essouffle et s’éteint rapidement. Plus R_0 est grand, plus l’épidémie se propage rapidement. Le nombre total d’individus contaminés au jour J que l’on notera N(J) croit alors vite.

Par exemple si R_0 = 2, chaque jour le nombre de contaminés double :

Le premier jour J=1, il y a 2 contaminés, N(1)=2, puis pour J=2, il y en a 4, puis pour J=3, il y en a 8, etc, au 10ème jour N(10) vaut environ 1000, au 20ème jour N(20) vaut environ 1 000 000. La formule est N(J)=2^J, comme le nombre J de jours y est en exposant, on dit qu’il y a une croissance exponentielle.

Cette croissance n’est possible que lors d’une première période de l’épidémie. En effet, au bout d’un certain temps, il se crée un vide pour la contamination, car de nombreux individus voisins sont décédés ou immunisés. (Pour que le virus contamine, il faut qu’il y ait des individus contaminables accessibles). Il faut donc considérer une seconde période avec un nouveau paramètre R_1 inférieur à R_0, et ainsi de suite, … jusqu’à l’extinction de l’épidémie. Notons M le nombre total d’individus contaminés à la fin. En portant sur un graphique le nombre N(J) totalisé jour par jour, on aura un dessin qui commence comme une exponentielle et se termine comme un plateau, mais dont on ne sait pas ce qui se passe au milieu. On se doute qu’il faille raccorder par une transition plausible.  C’est là que différents modèles mathématiques interviennent : ce sont des familles de courbes qui ont déjà servi à « interpoler » (c’est à dire relier des points) de nombreuses observations pour différentes épidémies précédentes. On estime donc qu’elles ont un certain pouvoir prédictif.

Modèle logistique (cf. Wikipedia).

Le modèle mathématique (avec paramètres) le plus simple et le plus souvent utilisé est le modèle logistique : il fournit une famille de courbes. Elles dépendent de 3 paramètres notés s, mu et le nombre total de contaminés M. Elles fournissent des représentations graphiques  approximatives de  la croissance journalière de N(J). En divisant les ordonnées N(J) par M, on obtient des nombres entre 0 et 1, on dit qu’on a normalisé la répartition jour par jour des contaminés. On obtient la figure suivante, qui représente 5 courbes, pour 5 couples de valeurs (mu, s)  : 

figure 1

On voit bien que chacune de ces courbes débute comme une exponentielle et se termine en plateau. On dit parfois que ce sont des courbes sigmoïdes ou en S. Cependant, elles sont différentes : (pour le même nombre M), la courbe bleue claire correspond à une épidémie très rapide tandis que la courbe bleue foncée correspond à une épidémie qui croit moins vite au début (un R_0 plus petit) mais s’étale plus dans le temps.

Remarquons bien qu’il s’agit là de modèles théoriques qui, ajustés, peuvent servir à exprimer des interprétations, voire des prévisions.

Il est également intéressant de considérer les  «courbes dérivées » des courbes précédentes : elles servent à indiquer non pas le nombre totalisé N(J) des contaminations du début au jour J, mais le nombre N(J)-N(J-1) des contaminations qui se sont produites au jour J. Pour le modèle logistique, (avec les mêmes couleurs), ce sont les courbes en cloche de la figure suivante, on appelle pic le sommet de la courbe.

 figure 2

On voit que, toujours pour un même M (le nombre total de contaminés à la fin de l’épidémie), le pic bleu foncé est plus bas que le pic bleu clair. Pour chaque courbe, la hauteur de ce pic est proportionnelle au nombre maximum de malades qui vont nécessiter une hospitalisation au plus haut de la crise.

 Prudence et stratégies.

Il y a certainement pas mal d’approximation dans ces modèles simplifiés. Ils représentent des évolutions idéalisées. En effet on a beaucoup moyenné, en comptant ensemble les individus jeunes en bonne santé avec les vieux, en ne tenant pas un compte séparé des contaminations par voyageurs qui décalent dans le temps les débuts des nouveaux foyers (clusters) avec des R_0  différents. On pourrait dans l’absolu envisager qu’il pourrait y avoir des rechutes, donc plusieurs pics.

Dans d’autres occasions, ces modèles ont été utiles pour faire des prédictions pertinentes. Dans une situation inattendue et incertaine, on peut donc les utiliser pour élaborer des stratégies, mais prudemment.
Il y a deux cas de figure :
Soit on arrive à contenir et enrayer l’épidémie au tout début en isolant ou en laissant mourir le plus rapidement possible les premiers individus contaminés (comme on procède avec les élevages de poulets lors d’une épidémie de grippe aviaire) dans ce cas le nombre M est petit et l’épidémie s’éteint rapidement.
Soit on n’y arrive pas, et il faut prévoir que le nombre M peut devenir très grand, si on ne dispose pas rapidement de moyens thérapeutiques pour stopper l’action du virus.
Dans ce cas, la stratégie naturelle est de ralentir l’épidémie en l’étalant dans le temps. Pour cela il faut diminuer le paramètre R_0 de départ. L’objectif est de se rapprocher d’une évolution des contaminations représentée sur le modèle par la courbe bleue foncée, plutôt que par la courbe bleue claire. 
Il y a essentiellement
- un moyen organisationnel : l’augmentation de la distance sociale notamment par le confinement, qui limite physiquement le pourcentage de contaminations,
- un moyen thérapeutique : un mélange de médicaments qui ralentirait la virulence du virus et soulagerait nos défenses immunitaires.

L’objectif est surtout de limiter l’engorgement puis la saturation du système de santé, qui est un pilier du pays. D’où l’accent mis sur la protection des personnes fragiles qui risquent plus de nécessiter une hospitalisation, gourmande de moyens limités.
Si le système de santé ne fonctionne plus, et se désagrège, il désoriente toutes les autres institutions et crée des paniques difficilement surmontables.

Conclusion.

L’article mentionné du New York Times (ou ceux similaires) montre une animation des courbes du paragraphe précédent, en faisant varier le paramètre s. Nous avons simplement explicité ce qui y était tacite.

Cela montre que l'on peut déjà tirer parti d'un premier modèle. Cependant, il ne faudrait pas exagérer les capacités prédictives d'un tel modèle ajusté avec l’aide de quelques premières observations : il est  difficile de prévoir quand aura lieu le pic de contamination. L'épidémie est un système complexe, dont nous ne faisons qu'entrevoir l'évolution.

Les mathématiciens ont construit toute une panoplie de modèles plus élaborés. Ces modèles ne pourront vraiment servir qu'a posteriori, quand on connaitra mieux le déroulement de l'épidémie avec beaucoup d'observations. On voudra alors comprendre ce qui s'est passé en France et en Europe et quelles auront été les différences avec les déroulements en Asie.