Quel regard porter sur les sciences ?

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 14 janvier 2021
Date(s)

le 21 juillet 2020

femme sur un ordinateur portable
femme sur un ordinateur portable

André Galligo propose une analyse des attentes et des critiques du public vis à vis des sciences dans le contexte de l'épidémie de covid-19.

Par André Galligo, Professeur émérite au Laboratoire Jean Alexandre Dieudonné  : https://math.unice.fr/~galligo/

Les mathématiques et les sciences de la nature (physique, chimie, SVT) ont une place importante dans l’Education Nationale, avec l’informatique et les sciences médicales, ces sciences sont à la base des progrès technologiques depuis plus d’un siècle. A l’occasion de la pandémie du Covid19, les discussions sur le regard que la « société civile » porte sur ces sciences ont fleuri dans les media. Une enquête aurait même révélé deux attitudes également malheureuses :

1. une confiance ou une attente irréaliste, comme si la « Science » était omnisciente et omnipotente ;

2. une défiance ou une déception fataliste, comme si la « Science » était incompétente et velléitaire.

Des commentateurs ont tancé la « dictature » des chiffres et des calculs ; les rumeurs les plus extravagantes ont été colportées par les réseaux sociaux.  Dans une courte chronique sur France Inter, N. Demorand s’interrogeait sur la capacité des journalistes généralistes, qui ont majoritairement une formation littéraire, a rendre compte d’informations formulées dans le langage des scientifiques.

Il est vrai que la population est mal préparée à interpréter les variables, les courbes, les statistiques, les seuils qui expriment des connaissances patiemment accumulées, des hypothèses et des encadrements d’incertitudes. Ces informations ne se laissent pas résumer par quelques phrases qui font mouche. 

Trop souvent en France, les débats se polarisent vite sur l’évocation de quelques principes, accompagnée d’une grille de lecture dualiste (vrai/faux, égal/inégal, utile/nuisible, etc.) et aboutissent à des avis contradictoires péremptoires. Or, l’objet des sciences est précisément d’affronter de façon factuelle, humble et nuancée la complexité des phénomènes, en additionnant les apports des différents points de vue, pas en les opposant délibérément.

Tout cela met en évidence une incompréhension de l’organisation, des méthodes et des objectifs  de ces sciences.  Peut-on y remédier en éclairant ces différents points, comme nous allons brièvement tenter de le faire ci-dessous ?

La représentation de la recherche véhiculée par les media français date d’un siècle ou deux, elle est excessivement incarnée dans l’image du « chercheur » isolé.

Aujourd’hui, l’avancement des connaissances scientifiques est un processus de longue haleine, presque continu, mondialisé et collectif. L’aspect « créatif » joue souvent sur des aspects techniques. Il y a 7 millions de chercheurs professionnels, avec une diversité de points de vue ; une nouvelle contribution scientifique parait toutes les 4 minutes ! Une technique ou un thème de recherche, pour subsister durablement, doit être largement discuté, diffusé, analysé, validé, appliqué, accepté.

Ce processus d’accumulation et de tri est très organisé : il y a les hiérarchies, les collaborations, les plans de développement des institutions publiques et privées qui financent les recrutements, les bâtiments, les matériels, les publications et les colloques. L’information circule rapidement, les échanges sont organisés par environ 30 000 revues spécialisées qui publient près de deux millions d’articles par an, sans compter les ouvrages, les pré-publications, les brevets, les sites web, les nombreux colloques et conférences internationales, les thésards et Post-doc qui passent d’un pays à l’autre. Plutôt qu’à une assemblée de « penseurs » indépendants, cela ressemble à une grande ruche qui accomplit un formidable travail d’observation, d’assimilation et de synthèse.

La R&D (recherche et développement) a un coût important, voici quelques chiffres, de 2016, en Milliards de $ par an, USA : 511, EU : 379, Chine : 275, Japon : 167, Corée : 92, Inde : 66. On estime qu’il y a a un million et demi de chercheurs en Chine autant aux USA et autant dans l’Union Européenne. On constate une rapide montée en puissance de l’Asie, tant en quantité, qu’en qualité et qu’en collaborations croisées. 

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Voici une évolution du nombre de publications dans le monde, qui montre aussi le positionnement relatif de chaque discipline ; ces données sont tirées d’un rapport du HCERES, www.hceres.fr/OSTReport2019-Fig-15a. On notera l’éventail des disciplines, des plus abstraites (les mathématiques) à la médecine qui applique des résultats et techniques de toutes les autres disciplines. Aucun domaine n’est déconnecté, des mathématiciens co-signent des publications médicales. 

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Dans le développement actuel des sciences exactes et naturelles, les différences culturelles comptent peu. Les collaborations/compétitions font que les grands pays s’épient et se copient. Un anglais simplifié (plus factuel) s’est imposé comme langue commune pour faciliter les échanges écrits et oraux. La nouvelle « politesse », largement répandue, est que les réunions et les exposés se font dans la langue locale, sauf si un participant ne la maitrise pas, auquel cas toute l’assemblée s’exprime en anglais. Une autre particularité, qui différencie des Humanités, est que les textes anciens sont rarement consultés ou cités, sauf bien sûr pour l’aspect historique. Les savoirs sont continuellement réécrits, unifiés et référencés, dans les textes contemporains qui sont plus explicites et d’accès plus aisé. 

 Les media devraient présenter, et expliquer, à la population ce fonctionnement mondialisé de la recherche scientifique, et non la fiction d’une grande agora de  savants désintéressés, guidés par leurs seules intuitions. Certes, il existe de tels « savants », mais c’est une petite minorité de privilégiés. Ils ne sont financés, donc admis par le système, que dans la mesure où leur groupe produit des résultats, directement ou indirectement, reliés aux applications. Il en est ainsi du groupe des mathématiques fondamentales : arithmétique, géométrie, topologie, algèbre, analyse fonctionnelle, combinatoire. Chacun de ces sous-groupe est élitiste, hiérarchisé, les sujets et travaux de recherche sont coordonnés puis évalués au niveau mondial. Les mathématiques fondamentales représentent 44 % des publications en mathématiques, tandis que 36 % concernent les mathématiques appliquées, 13 % les probabilités et statistiques et 7% les applications en I.A. Ces trois dernières sous-disciplines ont beaucoup d’interactions avec les mathématiques fondamentales : elles puisent dans leurs concepts, objets, méthodes et modèles de calcul, en retour elles apportent des nouvelles directions d’investigation.

Malgré une croissance spectaculaire des connaissances et techniques, la méthode scientifique, dite expérimentale, a peu varié depuis deux siècles : elle  vise à présenter des explications vérifiables, « testables », qui peuvent ensuite être utilisées pour prédire les résultats de futurs expériences et phénomènes. 

Les principales étapes sont :

 -observation d’un phénomène et formulation d’une problématique,

-mise au point d’un modèle en s’appuyant sur des observations qui le justifient,  

-tirer des prédictions du modèle, des conséquences encore non observées,

-bâtir de nouvelles expériences pour aller tester ces prédictions,

-si elles sont justes, le modèle est renforcé car il est à la fois descriptif et prédictif.

L’induction généralise, elle tente d’établir une loi de comportement en se fondant sur l’observation d’un ensemble de faits particuliers, un échantillon. La déduction permet de préciser des cascades de conséquences non évidentes et aussi à détecter des incohérences, afin de modifier certaines prémisses.

Les mathématiques, la physique théorique et l’informatique sont éminemment utiles aux sciences de la nature. Elles fournissent un langage formalisé et de puissants outils de modélisation symbolique ou numérique. Ces outils, grâce à leur caractère abstrait, peuvent s’adapter à différents contextes. Ils permettent de décomposer des causes superposées ou formaliser des similarités sous forme d’invariances, de révéler des interactions, des évolutions ou des corrélations insoupçonnées. Ils aident ainsi à l’expression de problématiques élaborées, en permettant une meilleure évaluation d’observations partielles ou approximatives.

L’objectif des sciences est facile à énoncer : accroitre et mieux maitriser les connaissances. Encore faut-il définir des priorités, tant la tâche est immense. Ces priorités dépendent notamment des financements publics ou privés.

Le graphique précédant, sur l’évolution du nombre de publications, est un indicateur des investissements par disciplines. On remarquera que le secteur de la santé est le mieux doté ; ainsi en  2015,  la  recherche  médicale  produisait  420 000 publications  dans  le  monde,  contre  50 000  pour les mathématiques. Cependant tous les pays ne font pas exactement les mêmes choix. Ainsi, la  Chine a une forte spécialisation en chimie, en sciences pour l’ingénieur et en physique, tandis qu’elle investit moins que les USA en médecine. La répartition de l’Europe est plus proche de la répartition mondiale, comme l’indique le graphique ci joint.

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Fort heureusement pour les disciplines théoriques, les décideurs ne peuvent qu’imparfaitement prévoir leurs futurs besoins. Ils sont donc conduits à développer des politiques de recherche avec de larges contours. En effet, l’Histoire a plusieurs fois montré que des savoirs qui ne concernaient que quelques érudits ou des découvertes inattendues pouvait avoir des effets technologiques bouleversants. A côté de recherches très planifiées, on voit donc se côtoyer, s’entrecroiser de nombreuses recherches de natures différentes ainsi que maintes formes de pluridisciplinarité. 

Les informations des paragraphes précédents peuvent se résumer simplement :

- Les connaissances accumulées par les sciences permettent une compréhension fine de la Nature et le développement d’outils technologiques puissants afin de répondre aux besoins exprimés par les gouvernements des grands pays. Le processus d’agrégation et d’assimilation de ces connaissances est rapide mais pas instantané, il est organisé grâce à un efficace système mondial de diffusion des informations scientifiques.

- Les moyens humains et matériels mis en oeuvre  ainsi que les résultats obtenus sont considérables. Cela peut susciter des attentes encore plus grandes.

- Les phénomènes naturels sont d’une complexité immense et les découvertes n’avancent que par approximations successives, en appliquant les principes de la méthode expérimentale. La Science est loin d’être omnipotente, il y aura toujours des orages, des tornades et des tsunamis dévastateurs ; cependant les paratonnerres puis les prévisions météorologiques ont grandement facilité la vie des populations, ils ont été obtenus grâce à l’étude des phénomènes atmosphériques par des physiciens et des mathématiciens. De même, il y aura toujours des nouveaux virus dont on n’aura pas prévu l’apparition et qui pourront créer des pandémies. Par contre, au fil des décennies, on sait de mieux en mieux les analyser, atténuer le choc puis en combattre les effets néfastes.

- Il est vraisemblable qu’à l’avenir les défis ne manqueront pas, il faudra donc éviter de déconsidérer l’organisation mondiale de la recherche scientifique, mais plutôt contribuer à la consolider.

 Pour finir et revenir au covid19, appliquons ces quelques enseignements à l’analyse de la controverse sur l’hexachloroquine qui a agité les media français et, d’après un récent sondage, aurait même perturbé les relations entre 50% des médecins de ville et leurs patients. 

Dès le début de cette nouvelle pandémie, les médecins et chercheurs chinois ont tenté d’utiliser des médicaments connus. La procédure classique est de faire un premier tri via des essais en éprouvettes (in vitro). Ils ont ainsi distingué (parmi d’autres) l’hexachloroquine, un remède pour le traitement du paludisme. Ce tri n’est qu’une toute première étape, car le virus agit sur un organisme humain (in vivo) où les interactions sont immensément plus nombreuses. La procédure de validation repose alors sur des études statistiques. Dans le cas du covid19, ces études nécessitent de grands échantillons de volontaires, donc sont longues et délicates. Il n’y a donc rien de surprenant dans le fait qu’il y ait une période de latence, d’évaluation, avant qu’une hypothèse  soit validée ou infirmée, c’est la base même de la méthode expérimentale adaptée à la médecine.

Du point de vue des media cette période de temps, sans doctrine affirmée, ouvre un espace à des spéculations irrationnelles. C’est aussi une opportunité pour certains scientifiques indélicats de tricher avec les procédures statistiques, souvent mal comprises du public. Cette affaire a vu deux modes de fraude :

 - Tirer des conclusions hâtives de petits échantillons volontairement biaisés, pour annoncer et valoriser un remède miraculeux,

- Inventer des études fantômes  en copiant de vraies études, afin de démultiplier leur  impact et être le premier à annoncer un résultat non encore confirmé.

Heureusement ces tricheries ont fait long feu car, au bout de deux mois, les études statistiques sérieuses (c’est à dire avec des procédures éprouvées) ont délivré leur conclusion qui fait autorité : l’hexachloroquine  n’est pas un remède efficace contre le covid19.

Une meilleure compréhension du fonctionnement et de l’organisation des sciences aurait permis d’éviter que cet épisode prenne autant d’importance.